Prison sociale

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Prison sociale

Une inspiration sur le balcon. Le regard trouble balayant la pièce, cherchant un nouveau visage. J’ai beau sonder la pièce, malgré tous les visages que je croise, les paroles que l’on m’adresse, tout est vide. J’inspire. Mes poumons se contractent avec mollesse, accueillant sans réticence le goudron nécessaire à cette soirée, nécessaire comme prétexte pour m’isoler, pour fuir les faux-semblants, la routine sociale. 

Je tire sur le cylindre. Je regarde la salle. J’étouffe. 

Brusque réveil, on m’accoste, pas besoin d’ouvrir les yeux, je reconnais la voix. Elle rythme ma vie, présente à la plupart des TBs, son propriétaire, mon geôlier, apparaissant tous les jours sur mon téléphone… Je force mes paupières, il faut bien paraître si l’on veut être libre plus vite. Je sais d’avance de quoi on va parler, je sais comment la conversation va se finir, je vis cette boucle toutes les semaines, ce scénario est parfois même quotidien, seul le geôlier change. Je ne respire alors plus que le mélange fade de la transpiration et des spiritueux, reprenant conscience de ma sentence prononcée par la Covid-19 : je suis condamnée dans une prison sociale. 

Prison pourtant si confortable. En effet, quoi de plus rassurant que de savoir qu’on aura forcément une soirée le mardi, de savoir avec qui je mangerai le jeudi et que mon samedi soir sera rempli des mêmes personnes. C’est à ce moment-là que rassurant est devenu synonyme d’étouffant. Lorsque face aux bars, cinémas, musées fermés, tu n’as plus le choix de savoir où sortir, tu prends ce qui vient parce que c’est une chance, et tu te tais. On se conforte dans son groupe au point de connaître parfaitement leur journée. On n’ose plus créer du lien car que reste-t-il ? La banalité des quais ou son appartement, espace trop intime pour être proposé ? Alors on accepte que nos rencontres soient éphémères, que la discussion passionnante ou juste drôle qu’on a eu avec un inconnu la veille ne mène à rien, aucun lien, car qu’a-t-on à proposer ?  

Hésitant un instant à envoyer un message à cet ami d’une soirée, peur du refus face au faible choix que nous avons… mais la torture s’arrête lorsque nos geôliers reviennent, nous rassurant avec leurs propositions habituelles. On se laisse alors bercer et on se condamne soi-même. La peine ? Vivre dans cette prison sociale, que chaque visage familier vous rappelle. 

Loin de moi l’idée de tenir nos amis coupables, bien au contraire, ils interprètent ce rôle involontairement et pensent en réalité pouvoir vous en faire sortir. On peut certainement reconnaître la complicité de certains, mais le seul auteur de cette peine c’est bien soi-même. A la fois juré et coupable, vous êtes le seul acteur, ou plutôt passif, de ce phénomène.  

Alors, quand vous êtes dans cette salle, vide de sens mais remplie de visages si familiers, lorsque vous inspirez mais que vous suffoquez, lorsque le balcon ne suffit plus à fuir… cherchez cette bouffée d’air frais que vous avez aspirée pour la dernière fois. Remémorez-vous cette sensation de liberté, ré-appropriez-vous–la. Maintenant, prenez votre peur à deux mains, tapotez dessus votre possible délivrance en proposant le lieu commun des quais ou l’audace de votre appartement. Un sourire s’esquisse sur vos lèvres, malgré la crainte du refus, vous savez que vous êtes devenu acteur de votre libération. Vous jetez alors le cylindre encore fumant. 

Pour la plupart, nous avons en cette période cette chance de pouvoir continuer à voir nos amis, nos associations… mais nous devenons alors aussi esclaves de nos notifications, car nous n’osons plus rencontrer ou proposer. Si vous vous sentez enchaînés, osez. Mettez fin à cette prison sociale et vous serez peut-être même le libérateur d’autres condamnés. 

-Daphné Mathez